Portrait : Alexandre Gandil

Le Bureau des jeunes chercheur·es du GIS Asie consacre un espace à la présentation de docteur·es et de leurs travaux de recherche portant sur l’Asie (ou ses prolongements diasporiques). Alexandre Gandil est docteur en science politique, il a soutenu en novembre 2022 une thèse sous la direction de Françoise Mengin, à Sciences Po Paris, qui s’intitule : « La République de Chine (hors Taiwan) : construction et territorialisation du politique à travers le détroit de Formose vues depuis Kinmen (Quemoy) ».

1. Pouvez-vous présenter l’objet de votre recherche doctorale de manière succincte ? Quelles sont les principales conclusions de votre travail ? 

Ma recherche doctorale a porté sur Kinmen (Jinmen 金門), un petit archipel marqué par un tiraillement entre son appartenance politique et sa localisation géographique. Bien que sous contrôle du gouvernement de Taipei, Kinmen se trouve en effet de l’autre côté du détroit de Formose par rapport à l’île de Taiwan proprement dite, à quelques kilomètres seulement des côtes de la province du Fujian (en République populaire de Chine). Kinmen est quasi pris en étau entre les villes continentales de Quanzhou, Xiamen et Zhangzhou (du nord au sud).

Ce simple constat suffit déjà à problématiser deux évidences. D’une part, il rappelle que contrairement aux représentations communément admises, la partition chinoise de 1949 ne s’est pas parfaitement cristallisée au niveau de la ligne médiane du détroit de Formose. D’autre part et corollairement, il remet en question le lien prétendument intrinsèque entre l’île de Taiwan et la République de Chine post-1949. En d’autres termes, Kinmen surgit comme responsable d’une non-congruence entre la cartographie imaginée du détroit de Formose, dont la ligne médiane constitue l’axe d’articulation, et les frontières politiques cristallisées par la partition chinoise, qui déchirent le littoral du continent chinois. Or, cette non‑congruence est masquée par le discours portant sur une opposition dite sino-taiwanaise, sur la dialectique entre l’île et le continent, et sur les relations dites entre les deux rives du détroit.

Dans ce contexte, j’ai fait le choix de placer l’analyse au niveau des sociétés politiques, afin de déterminer le sens que les acteurs investissent dans cette configuration territoriale qui, in fine, n’est rien d’autre que le produit des contingences de l’histoire. Rien ne prédestinait en effet l’archipel de Kinmen à se retrouver détaché des côtes qui l’enserrent pour être gouverné depuis l’autre rive du détroit de Formose, depuis une île de Taiwan dont la trajectoire historique s’avère nettement distincte du continent chinois et, corollairement, de Kinmen. Rien ne prédestinait non plus ce petit archipel côtier à devenir ce pourquoi il est le plus célèbre encore aujourd’hui (sous son ancien nom de « Quemoy »), c’est-à-dire l’avant-poste de la défense de l’île de Taiwan et le tremplin d’une potentielle « contre-attaque sur le continent » (fangong dalu 反攻大陸) nourrie par Chiang Kai-shek – et ce, jusqu’à risquer de faire basculer le monde dans un conflit nucléaire par deux fois dans les années 1950. Rien ne prédestinait enfin Kinmen à se retrouver au sein d’une République de Chine désormais démocratisée et taiwanisée, la « République de Chine (Taiwan) », c’est-à-dire d’un État vecteur d’une communauté imaginée taiwanaise dont la conception primordialiste est, justement, censée exclure Kinmen (que l’histoire longue rattache à la Chine).

À travers le cas de Kinmen au sein du détroit de Formose, j’ai donc questionné la construction du politique à l’aune de tout prétendu déterminisme d’ordre historique et géographique. Il en est ressorti que le rapport entre le politique, l’histoire et la géographie ne s’appréhende pas en termes de primauté, mais d’interaction mutuelle ; le politique travaille le temps et l’espace autant qu’il est travaillé par eux. En l’espèce, si la démocratisation de la République de Chine, entamée depuis la fin des années 1980, a été solidaire de sa taiwanisation, c’est parce que la partition a consacré Taiwan comme seule matrice des transformations de l’État post-partition, l’archipel de Kinmen ayant été soumis à un régime administratif dérogatoire (administration dite de zone de guerre – zhandi zhengwu 戰地政務) jusqu’en 1992. Ainsi, le cas de Kinmen n’a pas été pensé dans ce processus de démocratisation et d’indigénisation du régime, non pas par excès de positivisme (en raison de sa faible superficie et de sa petite population) mais à cause d’une division fonctionnaliste du territoire national appliquée de 1949 à 1992. Pour autant, les habitants de Kinmen n’ont jamais été privés de leur capacité d’agir en tant que sujets de la construction et de la territorialisation du politique à travers le détroit de Formose, notamment via la mobilisation de leurs subjectivités claniques et lignagères. Selon le contexte, il leur est même devenu possible de s’identifier à Taiwan et de se reconnaître comme Taiwanais, ce qui était parfaitement impensable avant 1949, et hautement improbable avant 1992.

2. Comment en êtes-vous arrivé à travailler sur ce sujet et quelles ont été les conditions institutionnelles de réalisation de votre thèse ? 

Le choix de ce sujet est, lui aussi, un produit de la contingence. Arrivé en master 2 recherche à l’Institut français de Géopolitique (IFG, Université Paris 8) en septembre 2014, il m’avait fallu trouver un sujet de mémoire faisant la part belle aux territorialités des enjeux de pouvoir. Je venais alors d’effectuer un stage au sein de l’équipe du « Dessous des Cartes », sur Arte, où j’avais appris à me laisser étonner par les cartes afin de déterminer quel sujet pourrait faire l’objet d’une émission. En appliquant cette méthode dans le contexte universitaire, je me suis surpris à voir trois encadrés figurant dans le coin supérieur gauche de certaines cartes centrées sur Taiwan. C’est dans ces « marges » que se retrouvaient « relégués » les archipels de Kinmen, Wuqiu 烏坵 et Matsu (Mazu 馬祖), dans ces « notes de bas de page du continent, pas vraiment indispensables » – pour paraphraser l’Atlas des îles abandonnées de l’autrice allemande Judith Schalansky (2010). Je n’avais alors pas eu conscience d’avoir scellé ma trajectoire de recherche pour près d’une décennie.

À la suite de ma soutenance de mémoire en juin 2015, j’ai rencontré Françoise Mengin, directrice de recherche au Centre de Recherches internationales (CERI) de Sciences Po, qui a accepté de soutenir ma candidature auprès de l’école doctorale de l’I.E.P. de Paris. Je suis donc entré en thèse sous sa direction en septembre 2016, tout en bénéficiant d’un contrat doctoral de trois ans, signé avec l’Institut de Recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) et la Direction générale des Relations internationales et de la Stratégie (DGRIS) du Ministère des Armées.

J’ai effectué une enquête de terrain entre Kinmen, Taipei et Xiamen entre septembre 2017 et décembre 2018. Durant cette année, les antennes locales du Centre d’Études français sur la Chine contemporaine (CEFC) et de l’École française d’Extrême-Orient (EFEO), alors respectivement dirigées par Sébastien Billioud et Frank Muyart, m’ont régulièrement invité à présenter l’avancée de mes travaux. Une fois rentré en France, j’ai bénéficié d’une bourse de rédaction de thèse de la Chiang Ching-kuo Foundation for International Scholarly Exchange (CCKF) pour l’année 2019-2020, et ai assuré plusieurs charges d’enseignement et d’assistance pédagogique à Sciences Po, sur les campus de Paris et du Havre, jusqu’à ma soutenance à la fin de l’année 2022.

Tout au long de mes recherches, j’ai également bénéficié du soutien de l’Association francophone d’Études taiwanaises (AFET), dont j’occupe actuellement la présidence (après en avoir été vice-président entre 2022 et 2023).

3. Quels champs ou sous-champs disciplinaires avez-vous mobilisé dans votre travail ? Comment vous situez-vous vis-à-vis des études aréales/asiatiques ?

Ma thèse s’inscrit dans le champ de la sociologie historique et comparée du politique, dans le sillon creusé par les travaux de Jean-François Bayart et, dans le cas du monde sinophone, Yves Chevrier et Françoise Mengin. C’est ce qui m’a permis de restituer de l’historicité propre de la société kinmenoise au sein du détroit de Formose, et l’historicité des modes de domination qui se sont imposés à Kinmen depuis 1949 : domination nationaliste chinoise du Kuomintang (KMT), domination continentale, et domination taiwanaise. Dans ce cadre, il m’a importé de présenter les habitants de Kinmen non pas comme de simples réceptacles de la domination, mais comme les sujets agissants de la construction et de la territorialisation du politique : en mettant en avant leur capacité de réaction face à la domination, en restituant leur autonomie vis-à-vis du champ de la domination, mais aussi en insistant sur leur participation à la mise en dépendance de leur propre société.

Si la sociologie historique et comparée du politique se nourrit de l’emprunt à d’autres disciplines, l’étude du cas de Kinmen et de la territorialisation du politique ne pouvait faire l’économie du recours à la géographie. Plus précisément, il s’est agi de faire émerger les processus de découpe mentale de l’espace – comme la cartographie – et l’interaction avec l’environnement physique – comme le franchissement du bras de mer entre Kinmen et Xiamen – en tant que matières à subjectivations politiques.

En outre, la situation curieuse de Kinmen au sein du détroit de Formose (alternativement rejeté côté chinois, côté taiwanais, des deux côtés ou d’aucun des deux) se reproduit dans le champ des études aréales, dès lors que Kinmen devient objet de recherche. Pour les études chinoises et les études taiwanaises, Kinmen est un objet à la fois inconnu mais familier, surprenant mais attendu, un objet qui parvient bien à trouver sa place dans chacun de ces champs, sans pour autant que cette place lui ait été préparée en amont. Tandis que d’aucuns, à Kinmen, tentent d’institutionnaliser un champ des « études kinmenoises » ou de la « Quemologie » (Jinmenxue 金門學), je tends plutôt à considérer Kinmen comme un cas d’étude heuristique pour questionner l’épistémologie des études aréales elles-mêmes, et pour éviter de céder aux travers culturalistes et anhistoriques qui leurs sont – malheureusement – inhérents.

4. Quelles données utilisez-vous ? Comment les avez-vous collectées ? 

En dehors de la littérature académique et de la littérature grise (transcription de débats parlementaires, rapports d’experts, documentation muséale et associative), la principale matière exploitée pour ma recherche doctorale résulte de l’enquête de terrain évoquée plus haut. Les méthodes privilégiées ont été l’observation avec une approche ethnographique, les entretiens (40 au total), mais aussi la recension d’échanges informels avec la population locale, qui ont constitué le terreau d’informations inestimables.

Chaque terrain au sens géographique répondait à plusieurs exigences. À Kinmen, où je suis resté huit mois, l’objectif était de mettre au jour l’articulation entre le quotidien des habitants et les processus de construction et de formation de la République de Chine comme État, mais aussi les tensions entre les gouvernements de Pékin et de Taipei. C’est dans ce cadre que je suis parvenu à appréhender le rapport au politique de la société locale de manière resserrée. À Taipei, où je suis resté trois mois et demi, c’est le pouvoir central, les partis politiques nationaux et les forces indépendantistes taiwanaises qui ont constitué la principale cible de mon enquête, mais aussi les associations d’habitants de Kinmen installés sur l’île de Taiwan. À Xiamen, où je suis resté deux semaines, il s’est agi de mettre en regard les styles de vie de part et d’autre du bras de mer qui sépare Kinmen du continent afin de saisir au mieux la bifurcation des trajectoires de Kinmen et de Xiamen, et de mettre au jour les représentations nourries vis-à-vis de Kinmen depuis le continent.

Plage de Shuangkou 雙口, Little Kinmen 小金門 (Lieyu 列嶼), 1er décembre 2018. © Alexandre Gandil

5. Comment envisagez-vous de poursuivre ce travail ? Avez-vous de nouvelles perspectives de recherche ? Quelle est votre situation professionnelle à l’issue de la thèse ?

Depuis septembre 2023, je suis attaché temporaire d’enseignement et recherche (ATER) en études chinoises à l’Université Bordeaux Montaigne. Mon affiliation à l’université mixte de recherche universitaire D2iA (Dynamiques, Interactions, Interculturalité asiatiques) me permet de poursuivre mes recherches désormais articulées autour des spatialités du politique dans le monde sinophone. Je continue ainsi de tirer l’un des fils rouges dégagés durant mon doctorat, celui de la non‑congruence entre frontières de l’État et limites de la communauté nationale, c’est-à-dire entre unité(s) politique(s) et unité(s) nationale(s).

Il n’en demeure pas moins que le cas de Kinmen continue de me passionner, et que j’ai développé un attachement particulier pour ce territoire. En ce sens, il ne sera pas difficile de m’appliquer le conseil dissimulé entre les lignes de ma thèse à tout chercheur travaillant sur le détroit de Formose, à savoir n’occulter le cas de Kinmen qu’en connaissance de cause. Entretemps, j’ai repris mon manuscrit de thèse pour publication ; cette dernière devrait intervenir en septembre 2024, aux éditions Karthala (collection « recherches internationales »).

Biographie

Alexandre Gandil est docteur associé au Centre de Recherches internationales (CERI) de Sciences Po, où il a soutenu sa thèse en science politique en 2022. Il est actuellement attaché temporaire d’enseignement et recherche (ATER) en études chinoises à l’Université Bordeaux Montaigne, et rattaché à l’unité mixte de recherche universitaire D2iA (Dynamiques, Interactions, Interculturalité Asiatiques). Il est également président de l’Association francophone d’Études taiwanaises (AFET) depuis 2023, après en avoir assuré la vice-présidence pendant une année.
Avant d’embrasser une carrière académique, Alexandre Gandil a notamment travaillé pour « Le Dessous des Cartes » (Arte) et pour le media spécialisé Asialyst.com. Il en retire un souci constant d’accessibilité de son propos, tout en veillant à ne pas tomber dans l’écueil d’une simplification réductrice.

Bibliographie personnelle

Monographie

Gandil, Alexandre, 2024 (à venir), Kinmen, un archipel entre Taiwan et la Chine, Paris : Karthala.

Chapitre d’ouvrage collectif

Gandil, Alexandre et Wang, Dustin Kuan-Hsiung, 2018, « La coopération marine en mer de Chine du Sud vue de Taiwan », in Fau Nathalie, de Tréglodé Benoît (dir.), Mers d’Asie du Sud-Est. Coopérations, intégrations et sécurité, Paris : CNRS éditions, pp. 323-337.

Articles en revues à comité de lecture

Gandil, Alexandre, 2021, « Une épistémologie de la “question taiwanaise” : ce que Kinmen (Quemoy) révèle du détroit de Taiwan », Sociétés politiques comparées, 54, pp. 1‑14.

Gandil, Alexandre, 2018, « La faible implication française dans le détroit de Taiwan : enjeux et perspectives », Les Champs de Mars, 30, pp. 263‑271.

Diffusion de la recherche

Gandil, Alexandre, 2023, « Fantasme d’une “Crimée asiatique” », Le Monde diplomatique, 828, p. 11.

Gandil, Alexandre, 2023, « Comprendre Kinmen, ce comté taïwanais à quelques kilomètres des côtes chinoises », Radio Taiwan International.

Gandil, Alexandre, 2020, « Assessing the Republic of China’s democratization and “Taiwanization” from its Margins. The Trajectory of the Democratic Progressive Party in Kinmen », EATS News, 16, pp. 30‑32.

Gandil, Alexandre, 2020, « Le Kuomintang est-il vraiment délaissé par les électeurs taïwanais ? », Asialyst.

Gandil, Alexandre, « Élections à Taïwan : le statu quo avec la Chine en danger ? », Asialyst.

Gandil, Alexandre et Mengin, Françoise, 2024, « Les élections présidentielle et législative du 13 janvier 2024 à Taiwan », Les Analyses du CERI.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Jeunes Chercheur.e.s Asie (21 juin 2024). Portrait : Alexandre Gandil. Jeunes Chercheure·s Asie. Consulté le 19 juillet 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/11vc0


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